Mai 68 à Tergnier (1): une révolution culturelle

Publié le par Le Ternois de service

Roger GuillardEn ce mois de décembre 2010, l'arrivée des fiches de salaire rappelle aux cheminots – plus particulièrement à ceux des ateliers qui figurent parmi les plus bas salaires du rail – le prix de la grève. Le temps où l'étalement des retenues sur salaire faisait partie intégrante des conditions de sortie de grève est révolu. « Ah, si les étudiants étaient entrés massivement dans la danse, octobre 2010 eut peut-être été le remake de mai 68! » entend-t-on ici et là.

A en juger par les témoignages des acteurs de mai 68 à Tergnier, rien pourtant, n'est moins sûr...

Première étape de ce retour sur mai 68 à Tergnier avec Roger Guillard que nous avions rencontré en 2008 à l'occasion du quarantième anniversaire de conflit social " de référence".

Intarissable témoin de la vie locale, l’ancien adjoint au maire chargé des finances était en mai 68 aux premières loges des évènements, là où se sont rejoints la jeunesse et les salariés. Gréviste lui-même, il était responsable des parents d’élèves à une époque où la FCPE recensait à Tergnier quelque 700 adhérents.

 

Quels souvenirs conservez-vous de mai 68 à Tergnier ?

Se remémorer mai 68 n’a de sens que si l’on considère les évènements dans leur ensemble. On résonne comme si c’était un fait hexagonal soudain alors qu’il est l’aboutissement d’une longue gestation sociale à l’échelle planétaire. Mai 68, c’était aussi en Allemagne et qui plus est plus violemment qu’en France ; c’était en Hollande. C’est la contestation d’un modèle social issu de la guerre. On en trouve les prémices dans les émeutes raciales et la contestation de la guerre du Vietnam aux USA, dans la décolonisation du monde par les grandes puissances, dans l’évolution du pouvoir d’achat et de la consommation. Les gars aux ateliers, découvraient la même télé que le chef d’atelier, dont ils commençaient à partager aussi les joies du départ en vacance.

Je me souviens de discussions épiques aux comité d’établissement du Dépôt à propos de la construction d’un parking à voitures lors du passage de la traction vapeur à la traction électrique. Il s’agissait de construire un nouveau dépôt or le chef de dépôt de l’époque n’envisageait d’aménager un parking à voitures que d’une quinzaine de places. Marcel Laurence ( NDR : figure emblématique du syndicalisme cheminot de l’époque) est monté au créneau et le cours du temps lui a donné raison car l’immense parking à vélo des ateliers est aujourd’hui quasiment désert.

Les gens se libéraient inexorablement sur le plan des loisirs ; sur le plan ménager. C’est le passage d’une société de classes à une société de masse, mais ce passage devenait de plus en plus douloureux au regard du déphasage entre l’évolution des conditions de vie et le cadrage social très vieille France opéré par les institutions.

 

Dans quelles conditions le mouvement, initialement étudiant et parisien, a t-il pu se propager à une population ouvrière de province comme celle de Tergnier ?

Là encore, ce n’est pas dans mai 68 qu’il faut chercher la réponse mais dans son contexte. Si le mouvement est parti de l’université qui était alors essentiellement fréquentée par les enfants des classes privilégiées, cela ne veut pas dire que les enfants des classes moins privilégiées ne nourrissaient pas les mêmes rêves de libération du carcan vielle France. Or ceux-là, d’enfants, étaient au travail relativement jeunes. Il y avait à l’époque aussi peu de chômage que d’enfants des classes populaires à l’université et même au lycée, où ils ne formaient que 25 à 30% des effectifs. Ils étaient au travail et c’est par eux que la contestation étudiante a gagné le milieu ouvrier. L’intelligence des syndicats fut alors d’avoir su capter ce mouvement.

 

A propos des syndicats justement, d’aucun affirment qu’ils ne furent pas loin d’être débordés par une base devenue incontrôlable…

C’est faux. Ils n’étaient pas totalement en phase avec la base mais ils en étaient parfaitement conscients. Les débordements en question ne sont que les symptômes d’un vrai conflit d’intérêts autour du personnage du général de Gaulle. La contestation le visait, lui et son modèle social. Trotkistes, Maoistes… La jeunesse s’écartait des sentiers battus dans un paysage politique en pleine recomposition (le congrès d’Epinay, fondateur du Partie Socialiste, date de 1971), mais le Parti Communiste Français qui ralliait à l’époque 20% des suffrages à sa cause, ne voulait surtout pas du départ de de Gaulle. De Gaulle, c’était le contrepoids occidental des USA en pleine guerre froide ; c’était aussi, pour le PCF, un moindre mal par rapport aux alternatives libertaires en vogue dans lesquelles il retrouvait ses vieux ennemis trotkistes. Or entre le PCF et la CGT, à l’époque, les liens étaient très forts et très serrés. D’où le décalage apparent entre grévistes pour lesquels de Gaulle incarnait un modèle à abattre et les état majors syndicaux qui eux, ne confondaient pas l’homme et le modèle. Le mouvement est resté au final bien encadré. Il y avait des réunions chaque jour et les délégués syndicaux tenaient les choses bien en main. Je me souviens même avoir été fermement interpellé par l’un d’eux parce que l’on m’avait vu la veille entrer au commissariat. Il me demandait des comptes. La FCPE organisait une réunion publique pour débattre de la situation de l’école et il m’avait fallu obtenir l’autorisation d’annoncer cette réunion par voiture sonorisée. Je lui ai signalé que le mouvement ne se limitait pas à la grève des cheminots et il s’est platement excusé.

 

Vous souvenez vous avoir vécu de grands moments de rassemblement populaires à Tergnier ?

Pas vraiment. Il y a eu quelques rassemblement au parc Sellier, sans plus. Et pour cause : mai 68 s’est radicalement distingué dans sa forme des mouvements de grève précédents ; Les lieux de travail ont été occupés, par les grévistes, comme en 36 mais cela était impensable entre les deux mouvements. Je me souviens même de deux cheminots grévistes qui ont frôlé la révocation durant les grèves de 1953 pour avoir pénétré sur le quai de la gare.

Chacun se réunissait sur son lieu de travail et les délégués syndicaux communiquaient entre eux mais il faut bien comprendre que ce que l’on qualifie aujourd’hui de mouvement de société n’a pas d’emblée provoqué, à l’époque, l’adhésion d’une opinion publique plutôt dubitative.

Dans les familles, les parents étaient d’une génération qui avait pleinement profité des trente glorieuses. Ils percevaient bien le décalage flagrant des styles de vie et des contraintes sociales et culturelles mais dans le même temps, les gens aspiraient à l’ordre et à la sécurité. Pour preuve, l’Assemblée Nationale reconstituée après la dissolution a ménagé à de Gaulle une majorité nettement plus confortable que la précédente alors que la contestation n’était nullement éteinte puisqu’il est finalement parti en 69.

24 mai 1

24 mai 1968 dans le parc Sellier...

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